2
La Lignée royale
Après son éclatante victoire sur les envahisseurs saxons, le roi Arthur, toujours accompagné de Kaï et de Bedwyr, ainsi que de son père adoptif Antor, retourna dans sa forteresse de Kaerlion sur Wysg où il fut fêté comme il convient. Mais, la nuit qui suivit son retour, il lui arriva une extraordinaire aventure. Pendant qu’il dormait, il se vit assis sur un trône et tout environné d’une impressionnante multitude d’oiseaux qui chantaient des chants merveilleux. Alors qu’il succombait au charme de cette musique, il voyait arriver de très loin dans le ciel un grand dragon et de nombreux griffons qui parcouraient en tous sens l’île de Bretagne et incendiaient tout ce qu’ils trouvaient sur leur passage. Il n’y avait pas une seule forteresse qui ne fût brûlée ou détruite, et Arthur voyait bien que, de tout le royaume, il ne restait plus qu’un amas de ruines. Alors le dragon venait l’attaquer avec violence, lui et tous ceux qui se trouvaient avec lui. Tous ses compagnons étaient tués les uns après les autres et il restait seul face au dragon. Il luttait avec rage et désespoir, tant et si bien qu’à la fin il tuait le dragon. Mais il était lui-même si cruellement blessé qu’il se voyait sur le point de mourir.
Terrifié par ce rêve, Arthur s’éveilla en sursaut, réconforté de s’apercevoir que tout cela n’était qu’illusion, mais il demeura dans l’impossibilité de retrouver le sommeil : le songe continuait à le hanter et il se demandait ce que cela pouvait bien signifier. Le lendemain, il ordonna à ses hommes de se préparer afin de l’accompagner à la chasse. Quand tous furent prêts, lui-même choisit un cheval robuste, passa un habit de chasse et quitta la forteresse avec une petite troupe de chevaliers et de serviteurs. Une fois dans la forêt, on débusqua un grand cerf et on lança les chiens sur lui. Le roi se lança à sa poursuite, avec ses compagnons, et, grâce à son bon cheval, il eut tôt fait de distancer les autres. Bientôt, il eut deux bonnes lieues d’avance sur eux et il les perdit complètement de vue. Il continua malgré tout sa poursuite jusqu’au moment où son cheval, épuisé, tomba mort sous lui, le laissant tout désemparé, à pied, très loin de ses hommes et ne sachant pas exactement où il se trouvait. Le cerf, lui, s’éloigna à vive allure et disparut dans la forêt, mais le roi suivit la trace qu’il avait laissée, persuadé que ses gens allaient bientôt le retrouver, croyant qu’il avait réussi à s’emparer de la bête. Mais, plus il avançait, plus il se voyait perdu et isolé. À la fin, épuisé, en sueur, incapable de poursuivre son chemin, il prit le parti de s’asseoir auprès d’une fontaine qui jaillissait au milieu de la verdure. Et là, son rêve de la nuit précédente lui revint en mémoire.
Mais il avait beau réfléchir sur les images terrifiantes qu’il avait vues durant son sommeil, il ne parvenait pas à en comprendre le sens. Et cela le tourmentait. Il en était là de ses méditations quand il vit surgir près de lui un enfant au visage souriant, qui devait être âgé de quatre ans à peu près. L’enfant s’arrêta devant lui et le salua courtoisement. « Que Dieu te bénisse, mon garçon ! dit Arthur en relevant la tête. Qui es-tu donc et que viens-tu faire en cet endroit désolé ? – Je suis un enfant d’un pays lointain, répondit-il, et je suis tout surpris de te voir ainsi préoccupé. À mon avis, un homme de mérite ne doit pas se tourmenter pour une chose à laquelle il peut remédier. »
Arthur était stupéfait du ton qu’employait l’enfant pour lui parler, et surtout de la sagesse de son propos. « Mon garçon, reprit-il, personne, en dehors de Dieu, ne peut me donner un conseil sur ce qui me préoccupe, du moins je le pense. – Pourtant, répondit l’enfant, je peux t’affirmer que je sais tout sur ce qui te préoccupe comme sur tout ce que tu as fait aujourd’hui avant de te retrouver ici, près de cette fontaine. Comme il en faut peu, seigneur, pour te troubler, alors que tout ce que tu as vu en rêve doit arriver ! Telle est la volonté du Créateur, et si, dans ton rêve, tu as vu ta mort, tu ne dois pas t’en émouvoir, car la mort est la chose du monde la mieux partagée. » Et comme le roi, bouleversé par les paroles qu’il entendait, demeurait interdit, l’enfant continua : « Je vais t’étonner davantage, car je vais te raconter ton rêve de cette nuit. » Alors, sans plus attendre, il décrivit le songe qui avait tant effrayé Arthur.
« Mais tu n’es pas un être humain ! s’écria le roi. Il faut que tu sois un diable, ou même Satan en personne ! Car jamais nul être humain n’aurait pu connaître ainsi, dans les moindres détails, ce que j’ai vu en songe cette nuit ! » Et Arthur se signa. Mais l’enfant se mit à rire et dit : « Voilà bien le sens commun des hommes lorsqu’ils se trouvent face à ce qui est incompréhensible ! Ce n’est pas parce que je te révèle des choses cachées que tu as quelque droit à prétendre que je suis un diable ! Or, je vais te démontrer que c’est toi qui es un diable, un ennemi de Notre Seigneur, le chevalier le plus perfide de ce pays. Tu te nommes Arthur. Tu as été sacré roi de ce pays de Bretagne. Cet honneur, cette dignité, cette mission, tout cela t’a été conféré par la grâce de Jésus-Christ, et non autrement. Mais toi, Arthur, je t’accuse d’avoir commis un horrible forfait, à savoir que tu as connu charnellement ta propre sœur et que tu as ainsi engendré un fils à cause de qui, comme Dieu le sait de toute éternité, de grands maux s’abattront sur cette terre et provoqueront ta mort ! »
Le roi s’était levé, le visage courroucé. Il s’écria : « Vrai diable que tu es, tu ne peux apporter aucune preuve de ce que tu racontes. Pour le faire, il faudra d’abord être sûr que j’ai une sœur et que je puisse la connaître. Or je ne sais rien sur mes origines. Comment le saurais-tu, toi qui me parles avec tant d’arrogance, toi que je rencontre pour la première fois ? – Tu te trompes pourtant, répondit l’enfant. J’en sais sur ce point beaucoup plus long que toi ou n’importe qui en ce royaume. Je sais qui sont tes parents et qui sont tes sœurs, car tu en as plusieurs. Sans doute, il y a longtemps que je ne les ai vues, mais je sais fort bien qu’elles sont vivantes et en fort bonne santé. »
Très réconforté par ces nouvelles, et au fond très curieux de savoir de qui il était le fils, Arthur restait néanmoins persuadé qu’il avait affaire à un diable. Qui donc, sous l’apparence d’un garçon de quatre ans, aurait pu lui tenir un tel discours et connaître ce qu’il était le seul à connaître ? C’est pourquoi il persista dans son attitude dubitative, affirmant que l’enfant lui mentait. « Si tu peux me dire la vérité sur mes parents et mes sœurs, si tu me dis de quelle famille je suis issu, tu pourras me demander ce que tu voudras. Je te le donnerai si je le peux. – M’en donnes-tu ta parole de roi ? Si jamais tu te dédisais de cette parole, tu pourrais en pâtir plus que tu ne penses ! – Je te le jure en toute loyauté ! – Je vais donc te l’apprendre et je m’engage à te donner la preuve de ce que j’avancerai. Je t’affirme donc que tu es de noble race et de très haute naissance puisque tu es fils de roi et de reine et que ton père fut un homme de très grand mérite et un vaillant défenseur de ce royaume. Il est donc juste que tu sois roi. »
Arthur se demandait s’il n’était pas en train de rêver. « Que me racontes-tu ainsi ? Si j’étais fils de roi, je n’aurais de cesse d’avoir soumis à mon pouvoir la plus grande partie du monde ! » L’enfant se mit à rire : « Voilà bien les grands de ce monde ! s’écria-t-il. Quand ils ont le pouvoir, cela ne leur suffit pas et ils désirent tous en abuser ! Cela dit, si tu veux dominer une partie du monde, ce n’est pas le défaut de noblesse qui peut t’en empêcher. Mais avant d’entreprendre quoi que ce soit, il serait bon que tu te poses la question de ce que tu ferais de ce pouvoir si tu l’obtenais. Mais il est vrai que si tu as autant de mérite que ton père, en son temps, loin de perdre des terres, tu risques d’en conquérir davantage. »
Arthur supportait mal le ton moralisateur que prenait l’enfant et commençait à s’impatienter. « Comment s’appelait mon père ? Peux-tu me le dire ? – Oui, bien sûr, répondit l’enfant. Ton père se nommait Uther Pendragon et régnait sur toute l’île de Bretagne. – Par Dieu tout-puissant ! s’écria Arthur, s’il fut vraiment mon père, je ne peux manquer de valeur ! – Ni d’orgueil ! » murmura l’enfant. Mais Arthur ne l’entendit pas et poursuivit : « J’ai tant entendu vanter les mérites du roi Uther que je sais bien qu’il n’aurait pu engendrer un mauvais fils. Mais, en admettant que tout cela soit vrai, comment pourrais-tu, toi, un petit garçon, le faire admettre aux barons de ce royaume ? – Je le leur prouverai si bien qu’avant la fin de ce mois ils seront convaincus que tu es bien le fils d’Uther Pendragon et son héritier direct sur le trône de Bretagne. »
Arthur regardait le jeune garçon avec intérêt, car il était partagé entre sa curiosité et une totale incrédulité. « Tout cela est bien surprenant, dit-il, et j’ai beaucoup de mal à croire ce que tu me racontes. Si j’étais le fils de celui que tu dis, on n’aurait pas confié à un modeste vavasseur le soin de m’élever, avec beaucoup de tendresse et d’amour d’ailleurs, comme ce fut le cas, et mon origine ne serait pas aussi mystérieuse. Cet homme qui m’a élevé, et que je respecte comme si j’étais réellement son fils, m’a avoué lui-même qu’il n’était pas mon père, mais qu’il ignorait tout de mes origines. Et toi, un jeune enfant perdu dans cette forêt, tu pourrais en savoir plus que cet homme qui m’a recueilli, élevé et éduqué avec tant de soin et d’affection ? Je ne croirai plus une seule de tes paroles. – Tu es entêté, répondit l’enfant, si entêté que tu es incapable de discerner la vérité qui t’aveugle ! Si je t’ai menti en quoi que ce soit, considère-toi comme quitte de la promesse que tu m’as faite tout à l’heure en acceptant de me donner ce que je te demanderai. D’ailleurs, je ne t’ai pas parlé ainsi pour me moquer de toi, ou parce que je suis animé d’une haine quelconque. C’est par amour pour toi que je t’ai dit ces choses que tu n’acceptes pas. Mais fais bien attention : je t’ai également révélé un secret, une chose que tu ne peux nier, un secret que je ne révélerai jamais à quiconque, que je cacherai soigneusement comme tu le fais de ton côté. Je veux parler du péché que tu as commis avec ta sœur lorsque tu l’as connue charnellement. Mais, je te l’affirme, ce secret, je le garderai, moins pour l’amour de toi que pour l’amour de ton père, car nous nous sommes beaucoup aimés et nous avons beaucoup fait l’un pour l’autre. – Parles-tu sérieusement ? dit Arthur. – Oui, le plus sérieusement du monde, répondit l’enfant. – Alors, reprit Arthur, par Dieu tout-puissant, je ne peux ajouter plus longtemps foi en tes paroles, car tu n’es pas d’âge à avoir connu Uther Pendragon, et il va de soi que vous n’avez rien pu faire l’un pour l’autre. Je te demande donc de cesser de m’agacer avec tes inventions diaboliques et de me laisser seul, car je ne peux supporter de rester plus longtemps en compagnie de quelqu’un qui veut me faire croire des mensonges aussi absurdes ! »
L’enfant parut soudain très en colère et, sans ajouter une parole, il s’enfonça dans le bois. Mais il ne fut pas plus tôt à l’abri des regards du roi qu’il changea son aspect et prit celui d’un vieillard de quatre-vingt-dix ans, quasi impotent et habillé de gris. Car c’était Merlin qui avait ainsi entretenu Arthur et lui avait dévoilé le secret de ses origines. Et ainsi transformé, il revint devant le roi sous cette apparence respectable. « Seigneur chevalier, lui dit-il sans faire semblant de le connaître, que Dieu te protège et te tire d’embarras, car tu me parais agité de bien des soucis ! – Puisse-t-il en être ainsi, noble vieillard, répondit le roi, car j’en aurais bien besoin, dans la situation où je me trouve. Mais viens donc t’asseoir auprès de moi jusqu’à ce que mon écuyer et mes gens me rejoignent. »
Merlin s’assit auprès d’Arthur. La conversation s’engagea et le roi découvrit avec une très vive satisfaction la sagesse dont son nouveau compagnon faisait preuve dans bien des domaines. Et Merlin lui demanda pourquoi il paraissait si préoccupé lorsqu’il était arrivé. « Noble vieillard, répondit Arthur, jamais homme de mon âge n’a vu ou entendu, en songe ou éveillé, autant de choses étranges que celles que j’ai vues ou entendues cette nuit. Et le plus extraordinaire est qu’un petit garçon venu tout à l’heure me révéler des secrets que personne au monde, me semble-t-il, n’aurait pu savoir, à part moi-même ! » Merlin fit semblant de réfléchir, puis il dit : « Seigneur, il ne faut pas t’étonner de ce qui t’arrive, car il n’est secret si bien gardé qui ne soit découvert un jour ou l’autre. Même si la chose avait été faite sous la terre, on finirait bien par l’apprendre sur la terre. Ne sois donc pas aussi soucieux, aussi préoccupé, et dis-moi ce qui t’afflige ainsi : je te conseillerai si bien que tu tireras au clair tout ce qui te tourmente. » Le roi, qui commençait à estimer, à cause de sa mine et de ses paroles, que le vieillard était plein de sagesse, décida de lui apprendre une partie de ses préoccupations. Il lui raconta donc son rêve de la nuit précédente.
« Seigneur, lui répondit Merlin après lui avoir laissé dire tout ce qu’il voulait, je veux bien t’aider à propos de ce songe autant que je le pourrai, mais sans que cela puisse me nuire. Apprends donc la signification de ce que tu as vu et entendu pendant ton sommeil : tu seras plongé dans la douleur et mené à ta perte par un chevalier qui est déjà conçu mais qui n’est pas encore né. À cause de lui, ce royaume sera dévasté et entièrement détruit. Tous les nobles, tous les preux guerriers de ce pays seront massacrés les uns après les autres. Car c’est lui, ce dragon que tu as vu dans ton rêve, ce dragon qui te poursuit, que tu parviens à tuer mais qui te blesse mortellement. – Hélas ! dit le roi. N’y a-t-il pas un moyen d’écarter ce monstre ? – Non, répondit le vieillard. – Pourtant, reprit le roi, ce serait un acte de charité que cette malheureuse créature, qui n’est même pas encore née, soit détruite dès maintenant ou dès sa naissance, plutôt que de causer de tels malheurs. Or, tu m’en as tant dit à ce propos que tu ne peux ignorer quand elle naîtra et de qui elle naîtra. Je te supplie donc de me le révéler, car si Dieu veut que j’apprenne la vérité sur sa naissance, je la ferai brûler dès qu’elle viendra au monde. – Non, seigneur, répondit Merlin. Jamais, s’il plaît à Dieu, je ne ferai de mal à une créature de Notre Seigneur. Celui qui tuerait cet être tant qu’il est innocent, et même s’il doit devenir un traître à la fin de sa vie, serait lui aussi un criminel, et moi, qui me sens si coupable envers Notre Seigneur, si lourd de péchés accumulés durant toute ma vie, je ne saurais commettre ce crime d’aider à tuer un enfant, une créature innocente. Il est inutile de m’en prier, je n’en ferai rien. – Tu as donc une haine profonde pour ce royaume, puisque tu veux sa perte ! s’écria le roi. Tu viens de dire, et je te crois, que le royaume de Bretagne sera dévasté et détruit par un seul chevalier. Ne vaudrait-il pas mieux que ce chevalier, responsable de cette catastrophe, soit mis à mort, et lui seul, plutôt que tant de gens périssent à cause de lui ? – Assurément, dit Merlin, il vaudrait mieux qu’il meure. – Eh bien, pourquoi refuser de me révéler de qui il naîtra ? Ainsi pourrait-on préserver le royaume de cette destruction ! – Seigneur, reprit Merlin, je pense en effet qu’il serait préférable que cet enfant meure si l’on considère le bien du royaume. Mais en admettant que le royaume puisse y gagner quelque chose, moi j’y perdrais beaucoup trop. En effet, si je te révélais le nom de cette créature, ou du moins l’heure de sa naissance et le nom de ses parents, je commettrais un crime qui me ferait perdre mon âme. Or mon âme m’est plus chère que tout ce pays. Je me tairai donc, car je choisis le salut de mon âme et non celui du royaume. » Le roi se faisait suppliant : « Tu pourrais au moins me dire quand et où il naîtra ! »
Merlin se mit à rire et dit : « Tu penses le retrouver de cette façon, mais tu te trompes. Dieu en a décidé autrement. – J’y arriverai pourtant ! Si je connais le temps et le lieu de sa naissance, je saurai l’empêcher de détruire ce royaume. – Eh bien, dit Merlin, puisque tu le veux, je vais te le dire, mais cela ne te servira à rien. Cet enfant naîtra le premier jour qui suivra la prochaine lune nouvelle, et cela dans ton royaume, et non loin de toi. – Je te remercie, dit le roi, et je ne t’en demanderai pas davantage à son sujet. Il y a pourtant une autre chose qui me préoccupe : puisque tu connais l’avenir, tu dois également bien connaître ce qui s’est passé à ton époque. – Bien sûr, répondit Merlin, et je sais aussi ce que tu vas me demander ! – Comment est-ce possible ? – Tu vas bien voir si c’est vrai. Tais-toi et écoute : tu veux me demander qui était ton père, et tu crois que personne ne le sait puisque toi-même et ton père adoptif vous l’ignorez. Mais moi, je le sais, et certains autres également. Je m’engage à t’en donner la preuve et à révéler aux gens de ce royaume qui fut ton père, puisqu’ils l’ignorent et qu’ils te reprochent ta bâtardise ! »
Arthur était abasourdi par ce qu’il venait d’entendre. Il demeura un moment silencieux, puis il reprit : « Je suis très surpris de tes paroles. Tu lis dans mes pensées, et je croyais qu’une telle chose était impossible, sinon à Dieu. Qui es-tu donc, toi qui as l’aspect d’un vieillard vénérable ? Dis-moi ton nom et quel est ton pays. En outre, si tu veux bien rester avec moi, je ferai tout ce que tu me demanderas pourvu que je puisse te l’accorder. – Roi, je ne veux pas dissimuler plus longtemps avec toi. Apprends donc que je suis Merlin, ce devin dont tu as si souvent entendu parler. » À ces mots, le roi Arthur se leva et, tout joyeux, alla embrasser Merlin. « Ah ! Merlin ! s’écria-t-il, je croirai désormais tout ce que tu me diras, toi l’homme dont tous les sages de ce monde parlent avec respect. Par Dieu ! si tu veux bien me tirer d’embarras, éclaire-moi sur ce qui me préoccupe tant ! – Bien volontiers, répondit Merlin. Je te déclare donc que ton père était le roi Uther Pendragon et que ta mère est Ygerne de Tintagel, qui n’était pas encore reine lorsqu’elle te conçut. » Et il lui révéla alors par quel stratagème le roi abusa Ygerne la première nuit, et le rôle que lui-même joua dans ce stratagème.
Ensuite, Merlin lui raconta avec force détails comment il avait demandé à Uther Pendragon l’enfant qui devait naître de cette union, comment, dès sa naissance, il l’avait emporté et confié, dans le plus grand secret, au père et à la mère de Kaï, et comment il avait assisté le roi Uther Pendragon dans ses derniers instants, lui promettant que son fils régnerait sur la Bretagne. Et surtout il expliqua à Arthur pourquoi il avait agi ainsi : il fallait que la volonté de Dieu s’accomplît de cette façon afin qu’autour d’un roi valeureux surgi de l’ombre fussent réunis les meilleurs chevaliers du monde. Enfin, il lui parla du Saint-Graal, cette coupe d’émeraude dans laquelle Joseph d’Arimathie avait recueilli le sang de Notre Seigneur Jésus-Christ, et lui annonça qu’un jour il devrait envoyer ses chevaliers à la recherche du Château Aventureux, dans les Vaux d’Avalon, où était gardée la sainte relique. Arthur écoutait Merlin avec attention, et il comprenait que tout ce qui s’était passé faisait partie d’un plan mystérieux élaboré par Dieu de toute éternité, et dont seul Merlin le Devin connaissait la substance.
« Mais, dit le roi, quelque chose me tracasse : pourquoi ai-je commis ce péché avec ma sœur ? Je sais bien maintenant, après ce que tu m’as dit, qu’il s’agit de la femme du roi Loth. Or, si j’avais eu connaissance de mes origines, rien de tout cela ne serait arrivé ! – Certes, répondit Merlin, mais, sans l’ignorance, que serait donc la liberté humaine ? – Dis-moi au moins comment je pourrai réparer cette faute que j’ai commise sans le savoir. – Tu ne le peux pas, répondit Merlin, car ce qui est fait est fait. Je ne peux rien moi-même à ce propos, sinon en respecter le secret. En revanche, je ferai en sorte de prouver, et à toi et au peuple, que tu es bien le fils d’Uther Pendragon et de la reine Ygerne. »
Sur ces entrefaites arrivèrent les gens du roi qui cherchaient leur seigneur à travers toute la forêt. Ils furent très joyeux de le retrouver. Le roi monta aussitôt sur un cheval et en fit donner un à Merlin. Tous deux se dirigèrent alors vers Kaerlion, et, chemin faisant, Merlin poursuivit sa conversation avec Arthur, lui disant comment il allait agir pour que les gens du royaume fussent certains qu’il était le fils d’Uther. « Je veux donc, dit-il, que tu ordonnes à tous tes barons d’être présents à la cour le prochain dimanche, en compagnie de leurs épouses. Tu diras également à la reine Ygerne de venir et d’amener avec elle sa fille Morgane. Lorsque Ygerne sera arrivée et que tous les grands seigneurs seront rassemblés dans ta grande salle, je ferai en sorte, avec l’aide de Dieu, qu’elle te reconnaisse pour son fils. Et quels que soient les moyens que j’emploierai dans ce but, je te demande de ne pas t’étonner et de faire exactement ce que je te demanderai. – J’ai confiance en toi, Merlin, répondit le roi. Agis comme bon te semble. »
Merlin lui dit encore : « À ton avis, roi Arthur, qui était donc cet être semblable à un garçon de quatre ans avec qui tu parlais avant que je vienne te trouver ? – Sur le moment, je ne savais que penser, répondit le roi, mais maintenant je suis bien persuadé que c’était toi, car j’ai souvent entendu dire que tu changeais d’apparence et de figure autant de fois que tu le voulais. À mon avis, ce jeune garçon et toi, vous ne faites qu’un ! – En effet, c’était bien moi, et tu as été abusé par une apparence comme le fut ta mère la nuit où tu as été conçu. Elle croyait en effet coucher avec son mari et non avec le roi Uther Pendragon. »
Ils arrivèrent ainsi à la forteresse de Kaerlion. Le roi mit pied à terre dans la grande cour, aida Merlin à descendre et l’emmena dans sa demeure, tout joyeux d’accueillir celui qui avait été le sage conseiller de son père. Il envoya aussitôt des messagers auprès de ses barons pour les convoquer au jour dit à la cour. Il prit soin également d’envoyer un homme de confiance à la reine Ygerne pour lui ordonner de venir en personne, accompagnée de sa fille Morgane. Quand Ygerne apprit la nouvelle, elle eut grand-peur que le roi ne voulût la dépouiller de sa terre et la déshériter. Elle demanda donc au roi Loth, à sa fille et à tous les autres membres de sa famille de venir avec elle pour la défendre, le cas échéant, contre le roi. De son côté, Merlin convoqua Urfin, qui se hâta de venir dès qu’il sut que le devin était de retour. Quand Urfin fut arrivé, Merlin l’emmena immédiatement auprès d’Antor, le père nourricier d’Arthur.
Merlin dit à Urfin : « Tu sais bien qu’Uther Pendragon m’a donné son fils pour en faire ce que je voudrais. – C’est exact, répondit Urfin, et je sais même le jour exact où il est né et où il t’a été remis. – Et toi, Antor, connais-tu l’homme qui t’a remis l’enfant que je t’ai demandé d’appeler Arthur ? » Antor regarda soigneusement Merlin, puis il dit : « C’est toi-même qui es venu apporter l’enfant dans ma demeure, je m’en souviens très bien et je peux même te préciser le jour et l’heure. » Urfin et Antor s’accordèrent parfaitement sur le jour et l’heure. Ils comprirent alors qu’Arthur était bel et bien l’enfant qu’Uther Pendragon avait donné à Merlin. Ils ajoutèrent que jamais le royaume de Bretagne ne connaîtrait joie comparable à celle des grands seigneurs lorsqu’ils apprendraient la nouvelle, car ils méprisaient et haïssaient Arthur parce qu’ils ignoraient tout de sa naissance. Enfin, Merlin demanda à Antor de venir à l’assemblée en compagnie de voisins qui pourraient servir de témoins et du prêtre qui avait baptisé l’enfant. Antor, tout heureux de la tournure que prenaient les événements, assura Merlin qu’il saurait produire des témoins convaincants. Puis Merlin prit Urfin à part et eut avec lui une longue conversation.
Enfin arriva le dimanche où Arthur avait convoqué les barons et leurs épouses. Ils étaient tous venus en grand apparat, curieux de savoir ce que le roi leur demanderait. La cour fut remplie de vaillants chevaliers, de dames et de demoiselles renommées pour leur beauté. Parmi celles-ci se trouvait la reine Ygerne qui, malgré son âge, avait conservé tous les charmes de sa jeunesse. Mais, de l’avis général, la plus belle entre toutes était incontestablement sa fille Morgane, dont la chevelure noire comme des plumes de corbeau faisait ressortir le charme indéfinissable de son visage toujours marqué par un sourire énigmatique. Et il y avait aussi sa sœur, la femme du roi Loth, mais celle-ci évitait de se trouver en présence d’Arthur.
Or, quand les tables furent dressées et que tous eurent pris place, Urfin, qu’on connaissait bien et qu’on respectait fort parce qu’il avait été le confident d’Uther Pendragon, vint devant Arthur et dit de manière à être entendu dans toute la salle : « Roi Arthur, je suis très surpris de voir que tu acceptes à ta table une dame qui a commis un crime tel qu’elle est indigne de gouverner ses États. Si l’on voulait en effet faire éclater la vérité, on s’apercevrait que cette dame est coupable de meurtre et de trahison. Et toi que l’on considère comme un homme de bien, si tu tolères à ta table une pareille criminelle, on ne peut plus voir en toi un roi épris de justice mais l’être le plus perfide qui soit ! »
Arthur fit semblant d’être irrité. Il répondit aussitôt : « Urfin, fais bien attention à ce que tu dis. Si tu ne justifies pas tes paroles, tu risques d’en supporter les conséquences. – Seigneur roi, je sais très bien ce que je dis : à ta table se trouve une femme qui ne devrait pas s’y asseoir, et qui pourtant porte de grands titres. Elle a commis en effet, de notre vivant à tous deux, le meurtre le plus affreux et la trahison la plus odieuse qui soient. Si elle voulait le nier, je serais prêt à le prouver contre les meilleurs chevaliers de cette cour, si du moins il y en avait qui aient l’audace et l’impudence de soutenir sa cause et de se battre en champ clos contre moi ! – Cela suffit ! s’écria le roi. Il te faut maintenant révéler devant nous le nom de celle contre qui tu portes une si lourde accusation ! – Assurément, dit Urfin, c’est la reine Ygerne, ici présente, et elle ne peut avoir assez d’audace pour le nier ! »
Un murmure d’étonnement se répandit dans l’assemblée. Le roi, faisant mine d’être surpris, se tourna vers Ygerne : « Dame, dit-il, tu as entendu l’accusation de ce chevalier. Réfléchis bien à ce que tu vas faire ou dire, car s’il peut prouver ce qu’il avance, je te déshériterai de toutes les terres que tu tiens en mon nom. Je ne peux agir autrement, car je serais alors déshonoré si je ne faisais pas justice. Le crime dont il t’accuse est si grave que tu devras être enfermée durant toute ta vie ou bien être enterrée vive ! »
La reine Ygerne était terrifiée, se sentant prise dans un piège d’où elle ne savait comment se tirer. Elle connaissait bien Urfin, mais elle savait aussi que celui-ci savait tous ses secrets à propos de l’enfant qu’elle avait eu d’Uther Pendragon. Elle répondit cependant avec force : « Seigneur roi, si cet homme t’avait donné son gage pour prouver cette accusation de meurtre et de trahison, je suis bien sûre qu’avec l’aide de Dieu je trouverais quelqu’un pour défendre ma cause. Car, je le jure sur ma tête, je suis innocente des crimes dont on m’accuse ! »
Urfin se précipita aussitôt et déposa son gage dans la main du roi. Et il reprit la parole, très fort, de façon à être entendu de tous : « Seigneurs du royaume de Bretagne, vous êtes tous concernés par cette affaire. Vous avez devant vous la reine Ygerne que le roi Uther Pendragon rendit enceinte la première nuit où il partagea sa couche. Et ce que vous ne savez pas, c’est que cette femme mit alors au monde un héritier mâle. Mais comme elle était plus acharnée à perdre ce royaume plutôt qu’à lui être utile, elle ne voulut pas garder cet enfant. Qu’elle l’ait tué ou qu’elle s’en soit débarrassée autrement, nul n’a pu savoir, à ma connaissance du moins, ce qu’il était devenu. Roi Arthur, cette femme n’a-t-elle pas trahi celui qu’elle avait mis au monde, dépassant ainsi en perfidie et en cruauté toutes les mères, de quelque sorte qu’elles fussent, car toutes les mères sont remplies d’amour pour leur enfant ? Et si elle persiste à nier sa trahison, je suis prêt à la prouver, mais je ne crois pas qu’il me faudra revêtir mon haubert et aller combattre son champion, car elle sait bien que je dis la vérité. »
Le roi regarda Ygerne et eut pitié d’elle, car elle faisait peine à voir. Néanmoins, il fit taire ses sentiments et, d’un ton sévère, il lui dit : « Dame, il faut répondre. Cet homme a-t-il dit la vérité ? Si c’est oui, sache que tu as bien mal agi ! » Ygerne était si confuse qu’elle ne put ouvrir la bouche. Elle savait fort bien qu’Urfin disait la vérité. Et, dans la salle, le tumulte et la confusion grandissaient Ainsi donc, le roi Uther Pendragon avait eu un héritier mâle ! Tous les barons commentaient les paroles d’Urfin, persuadés qu’il avait raison en disant que la reine méritait la mort pour avoir agi de la sorte. Enfin, Arthur réclama le silence et, quand il l’eut obtenu, il ordonna à Ygerne de répondre à l’accusation.
La pauvre femme tremblait de peur et de honte. Que pouvait-elle répondre ? Elle était bien la première à savoir qu’Urfin avait raison. Alors, elle s’écria : « Merlin, Merlin ! maudit sois-tu, toi qui es la cause de mon malheur, toi qui as reçu cet enfant et qui en as fait ce que tu as voulu ! » Arthur fit mine d’être très surpris : « Merlin ! dit-il. Qu’est-ce que Merlin a à voir dans cette affaire ? » Mais avant qu’Ygerne eût pu répondre, Merlin, sous l’aspect du vieillard vénérable qui était apparu à Arthur dans la forêt, sortit des rangs et s’approcha de la table du roi. Il se tourna vers Ygerne : « Dame, pourquoi cette malédiction contre Merlin ? Il vous a aidés et secourus, toi et Uther Pendragon qui, sans lui, ne serait jamais devenu roi ! – Certes ! répliqua Ygerne, Merlin nous a aidés, tout au moins au début, mais il nous a fait payer très cher les services qu’il nous a rendus ! C’est lui qui nous a pris le premier enfant que Dieu nous a donné sans que je puisse savoir ce qu’il en a fait. Il a bien prouvé alors sa nature diabolique, car il a refusé d’attendre, pour l’emporter, qu’il soit baptisé, ne voulant pas que Dieu eût sa part dans cette créature ! – Dame, reprit Merlin, je pourrais, sur ce point, si je le voulais, me montrer plus véridique que toi ! – C’est impossible ! Nul mieux que moi ne pourrait savoir la vérité ! – C’est ce que nous verrons », répondit Merlin. Puis, se tournant vers le roi : « Seigneur, dit-il, si tu veux que je raconte devant tout le monde pourquoi Merlin a emporté cet enfant, oblige la reine à jurer sur les saintes reliques qu’elle ne me démentira pas si je dis la vérité. »
Arthur ordonna qu’on apportât immédiatement les reliquaires. La reine se leva de table et dit à Merlin : « Je prêterai ce serment, mais avec une condition, vieillard, que tu me révèles ton nom ! » Puis elle jura sur les saintes reliques de ne pas démentir les paroles que le vieillard allait prononcer si elles correspondaient à la vérité. Le roi la reconduisit à sa place et dit au vieillard : « À présent, tiens ta promesse. – Bien volontiers », répondit celui-ci. Mais, à ce moment, Ygerne se releva et se précipita vers lui en criant : « D’abord, ton nom ! » Alors, sous les yeux stupéfaits de tous les assistants, Merlin reprit la forme sous laquelle tous les gens du royaume le connaissaient. Il se mit à rire et dit : « Dame, si tu ignores mon nom, je te le dirai, mais je pense que tu m’as déjà vu et que tous ceux qui sont ici savent qui je suis. » La reine le regarda. Elle le reconnaissait bien, et elle lui répondit : « Je vois bien, Merlin, que tu veux me faire passer pour coupable, et cela au mépris de toute justice, car pour ce qui est de l’enfant, je n’ai agi que sur l’ordre de mon seigneur le roi. C’est donc à toi, Merlin, de me rendre l’enfant que tu m’as pris. Sinon, tu mourras, car, je le jure sur ma tête, c’est à toi qu’il a été confié, je le sais bien. Et si tu nies cette évidence, je te ferai mettre à mort et tous tes sortilèges ne sauront te préserver du sort qui t’attend ! »
Le roi intervint et s’adressa aux assistants : « Seigneurs barons, dit-il, je voudrais savoir de vous si cet homme qui est là est vraiment Merlin, le conseiller du roi Uther, le sage devin dont j’ai tant entendu parler. » Les barons, qui avaient vu bien souvent Merlin, et qui l’avaient reconnu, ignorant qu’Arthur le connaissait, s’écrièrent tous d’une seule voix : « Oui, roi Arthur, c’est bien Merlin, le devin ! » Alors Arthur dit à Merlin : « C’est à ton tour de répondre à l’accusation de la reine Ygerne. Tu dois te justifier. Et si tu es coupable, tout devin que tu es, tu seras châtié comme il se doit. »
Merlin se mit de nouveau à rire, puis il dit : « Seigneur roi, bien volontiers, et sache que je ne mentirai pas. Il est vrai que cet enfant dont on parle me fut donné dès sa conception. Ainsi en avait décidé son père, le roi Uther Pendragon, que ce soit un garçon ou une fille. Mais moi, je savais que ce serait un garçon. Quand il naquit, selon la volonté de Dieu, les parents tinrent leur promesse, même si cela leur déchirait le cœur, et ils me le donnèrent. Je l’ai donc emporté avec moi et je l’ai mis en sûreté, le confiant à des gens que je savais honnêtes et dévoués, et ce sont ces gens qui l’ont élevé avec encore plus de tendresse que leur propre enfant, nombreux sont ceux qui peuvent en témoigner. »
Merlin se dirigea alors vers la place où se tenait Antor et dit à celui-ci : « Antor, je te réclame celui que je t’ai confié, cet enfant que tu as élevé sans même savoir que c’était le fils d’Uther Pendragon. Cet enfant, on me le réclame aujourd’hui en m’accusant de l’avoir fait disparaître. Rends-le-moi. » Antor, très ému, se leva et s’en alla près du roi. Après avoir beaucoup hésité, il prit Arthur par le bras et dit : « Merlin, voici celui que tu m’as confié un soir, et que j’ai élevé comme s’il était mon propre fils ! L’ai-je bien gardé ? – Si c’est bien l’enfant que je t’ai confié, on ne peut, semble-t-il, rien te reprocher, dit Merlin. Mais tu conviendras qu’avant de te croire, j’ai encore besoin d’autres preuves. – Je le prouverai par le témoignage de mes voisins. Ils savent bien quel jour l’enfant m’a été remis, eux qui, depuis ce temps-là, ont toujours vécu auprès de lui. » Antor fit alors venir ses voisins qui, sans plus de façons, se portèrent garants de ses paroles. « Très bien, dit Merlin. Encore faut-il que vous précisiez tous quel jour et à quelle heure l’enfant lui fut remis – Nous le savons », dirent-ils tous ensemble. Ils révélèrent alors le jour et l’heure où ils avaient vu et entendu un homme remettre à Antor un nouveau-né enveloppé de langes. Et Urfin vint témoigner que cela correspondait étroitement à la date à laquelle l’enfant d’Uther et d’Ygerne avait été remis, par une servante, à la porte de la forteresse de Tintagel, à un homme qui s’était éloigné ensuite sur son cheval au galop. Et il vint également un prêtre qui affirma qu’il avait baptisé, le matin suivant, un très jeune enfant du nom d’Arthur. Merlin se tourna vers les barons : « Seigneurs, demanda-t-il, puis-je me considérer comme innocenté par ces témoignages ? – Oui, Merlin, car nous savons que ce sont d’honnêtes gens. »
Merlin regarda l’assistance avec intensité. Dans ses yeux brillait une lueur étrange qui semblait venir d’ailleurs. Il dit d’une voix ferme : « Dans ces conditions, je me tiens quitte des accusations portées contre moi aujourd’hui devant vous. » Et il se tourna vers la reine Ygerne : « Dame, dit-il, tu m’as réclamé ton enfant, celui qui m’a été donné avec l’accord du roi Uther. Je vais te le rendre, bien différent cependant de ce nouveau-né que tu as remis en pleurant à ta servante. » Et Merlin prit Arthur par le bras, le fit lever et le conduisit devant la reine Ygerne. Alors il parla ainsi : « Arthur, ton père t’a donné à moi en échange des services que je lui ai rendus. En toute justice, je pourrais encore dire aujourd’hui que tu m’appartiens, car le serment qui me lie à toi est valable pour l’éternité. Ton père t’a donné à moi sans condition et je suis le seul responsable de ta vie. Mais je veux ici déclarer devant tous les seigneurs de ce royaume, sur ma vie et sur tout ce que Dieu m’a donné, que tu es le fils d’Ygerne, et que le roi Uther t’engendra la première nuit qu’il s’unit à elle. Il convient donc que je te redonne à ta mère et que vous vous retrouviez tous deux comme mère et fils. Et vous, seigneurs du royaume de Bretagne, je vous demande de ne plus mépriser votre roi parce que vous ignorez de quelle famille il est issu. C’est Dieu qui l’a choisi. C’est moi qui vous le dis, moi qui suis Merlin, le devin, celui qui connaît les secrets les plus obscurs. Vous le savez, et vous devez faire ce que je vous dirai. Je vous ordonne, au nom de Notre Seigneur, de le considérer comme votre seigneur légitime, de le servir avec amour pour la plus grande gloire de ce royaume. »
Et Merlin allait s’écarter, lorsque Uryen Reghed se leva et se dirigea vers lui. « Tu as bien parlé, Merlin, dit-il, mais qui nous prouve qu’Arthur est réellement le fils d’Uther Pendragon ? D’après ce que nous avons entendu, Arthur est le fils d’Ygerne, c’est incontestable. Mais si nous nous en référons au jour et à l’heure de sa naissance, puis au jour et à l’heure de sa conception, nous nous apercevons que, lors de cette conception, le duc Gorlais de Tintagel n’était pas mort et était toujours l’époux légitime d’Ygerne. Ce n’est que treize jours plus tard que le roi Uther a épousé Ygerne. C’est pourquoi nous mettons tes paroles en doute, Merlin, ainsi que les paroles de tous les témoins qui se sont présentés devant cette assemblée. » Et, tandis que les barons murmuraient, Uryen Reghed retourna à sa place, croisa les bras sur sa poitrine, et attendit la réponse de Merlin.
C’est à ce moment que surgit de l’assistance Morgane, la fille d’Ygerne. Elle était vêtue d’une longue robe blanche qui flottait autour d’elle, et ses cheveux très noirs se déroulaient sur ses épaules, tandis que son cou était entouré d’un torque d’or finement ouvragé. De son regard étrange, elle regarda dans les yeux chacun des barons qui se trouvaient là, et un silence profond s’abattit dans la salle. Elle paraissait très frêle dans cette robe d’une blancheur immaculée, mais son regard fascinait comme celui d’un serpent. Et, d’une voix très assurée, elle parla ainsi : « Seigneurs, je suis Morgane, la fille de la reine Ygerne et du duc Gorlais de Tintagel. Lorsque fut conçu mon frère Arthur, j’étais une petite fille de quatre ans. Mais je me souviens parfaitement de cette nuit-là, de cette nuit au cours de laquelle est mort mon père à cause du roi Uther et de Merlin. Je ne pouvais pas dormir et j’errais dans les couloirs de la forteresse de Tintagel. Je savais que mon père, le duc Gorlais de Tintagel, était dans son camp, face aux troupes du roi Uther, lequel l’avait trahi et avait manqué de respect à ma mère. Or, pendant que mon père se trouvait éloigné, je vis entrer dans la forteresse, en pleine nuit, trois hommes qui avaient l’apparence de Gorlais et de deux de ses chevaliers les plus intimes, Bretel et Jourdain. Ils se dirigèrent vers la demeure de ma mère, et celui qui avait la semblance de mon père pénétra dans la chambre qu’occupait ma mère. Je l’ai vu, de mes yeux vu. Et j’ai entendu les cris de ma mère quand elle a subi l’étreinte de cet homme. Mais si je vois les gens et les choses sous leur aspect normal, je possède aussi le don de double vue. L’apparence de ces trois hommes ne m’a pas trompée, et je les ai bien reconnus pour ce qu’ils étaient : celui qui avait la semblance de mon père était le roi Uther, celui qui avait la semblance de Jourdain était en réalité Urfin, et celui qui avait la semblance de Bretel était ce Merlin que vous voyez devant vous. Ainsi a été conçu mon frère Arthur, et j’en suis le témoin. Je vous le dis, même si j’en conçois amertume et chagrin. »
Quand elle eut ainsi parlé, Morgane s’écarta et se fondit dans la foule, et cela dans le plus grand silence. Merlin toisa les barons et s’adressa à eux sur un ton glacial : « Que vous avais-je dit ? » Alors, dans toute la salle, il n’y eut qu’un seul cri poussé par d’innombrables gorges : « Vive le roi Arthur ! Vive Arthur, fils d’Uther Pendragon, roi de Bretagne ! » Et Merlin, lui aussi, se retira discrètement et se fondit dans la foule qui hurlait sa joie.
Les rires et les chants résonnaient dans toute la forteresse de Kaerlion sur Wysg. Chacun fêtait le roi Arthur et se réjouissait de savoir qu’il était le fils d’Uther Pendragon. Et chacun vantait les mérites de Merlin, le devin, celui qui avait enfin montré au monde que le maître du royaume de Bretagne appartenait à une lignée royale dont on n’avait pas à rougir. Le vin, la bière et l’hydromel coulaient à flots. Les bardes contaient les exploits de ceux qui avaient lutté avec tant d’héroïsme contre les Saxons maudits. D’autres remontaient plus loin dans le temps et révélaient que les ancêtres d’Arthur étaient des dieux, les fils de la déesse Dana, qui étaient venus des îles du nord du monde, apportant la science, la sagesse, le druidisme et la magie. D’autres enfin démontraient à ceux qui voulaient les entendre que dans les tertres, dispersés aux quatre coins du royaume, des êtres féeriques surveillaient tout ce qui se passait à la surface de la terre et se tenaient prêts à intervenir chaque fois que les puissances des Ténèbres menaceraient l’équilibre du monde. Merlin allait d’une salle à l’autre, haussant les épaules quand il entendait trop de rires sans raison, éclatant de rire à chaque bêtise qu’il entendait prononcer. Il se retrouva en plein cœur de la nuit, sous les remparts, dans le vent aigre qui se levait, et il aperçut une silhouette féminine qui frémissait.
« Merci, Morgane », dit-il simplement. Elle se retourna. Ses yeux qui perçaient l’obscurité s’acharnèrent sur lui. « Pourquoi me remercier ? dit-elle. Tu m’as suffisamment appris qu’à certains moments il fallait se taire, qu’à d’autres moments il fallait dire la vérité et qu’à d’autres moments encore il fallait mentir. – Mais tu as dit la vérité, Morgane. – Certes j’ai dit la vérité parce qu’il le fallait. Mais cela me pesait terriblement, tu le sais. Peu importe, d’ailleurs, puisque tu triomphes, Merlin. – Ce n’est pas moi qui triomphe, Morgane, c’est ton frère, et c’est cela qui importe. – Oui, dit Morgane, mais pour combien de temps ? » Merlin se mit à rire et dit : « Tu sais bien que le temps n’existe pas ! – Pour nous, répondit Morgane, mais pour les autres ? »
Il demeura silencieux tandis qu’une bande de jeunes gens sortaient d’une maison en criant à tue-tête. « Ils ne savent même pas pourquoi ils se réjouissent ! dit-il enfin. Est-ce parce qu’ils ont un roi sur qui se décharger de toutes leurs angoisses ou de toutes leurs responsabilités, ou bien est-ce seulement parce qu’ils ont envie de vivre et de crier la vie ? Je t’avoue que je me pose des questions. » Ils se mirent à marcher le long des remparts. « Tu es bien de la même race que moi, Merlin, dit Morgane. Dis-moi : as-tu jamais pensé ce que serait notre fils si un jour nous avions l’intention d’en faire un ? » Merlin eut un rire strident qui se répercuta longuement dans la nuit. « Pour sûr, dit-il, ce ne pourrait être que Satan en personne ! – Oui, Merlin… Et pourtant, ce serait le moyen idéal pour leur faire entendre raison à tous ! Tu ne crois pas, Merlin ? – Tais-toi, répondit Merlin, tu as autre chose à faire. – Je le sais, dit Morgane, et il arrivera un jour où je serai seule à me débattre au milieu de cette mascarade. Car tu n’es pas invincible, Merlin, malgré ta science et tes grands airs, tu as toutes les faiblesses des hommes. Je sais que tu te laisseras prendre aux pièges qu’une femme dressera sous tes pas. Alors, oui, je serai seule pour nouer et dénouer les intrigues de ce monde. Je serai libre, enfin… – Non, Morgane, tu ne seras pas libre, car je serai quand même présent comme ton ombre à tes côtés. Tu ne ressens que haine et jalousie envers Arthur, mais assurément, je t’empêcherai de lui nuire. Et, contrairement à ce que tu penses, c’est à toi qu’il sera confié, quand les temps seront venus, afin de le protéger et de prolonger cette tentative pour laquelle nous sommes incarnés. » Par intermittence, des lueurs venaient frapper les visages de Merlin et de Morgane, mais personne ne semblait s’apercevoir de leur présence, le long des remparts, dans cette forteresse de Kaerlion sur Wysg où tout un peuple exprimait dans l’allégresse la certitude que le royaume avait enfin un roi digne de sa grandeur[20].